LA STRUCTURE DU CHANT GREGORIEN
Dom Jean CLAIRE OSB Solesmes
« Timbre - Hauteur
- Durée -
Intensité «
- Introduction :
L’analyse physique du son met en évidence quatre ordres de phénomènes :
I
- L’intensité, qui dépend de l’amplitude des vibrations émises
II
- La hauteur, qui varie avec
leur fréquence
III
- La durée, qui est fonction du temps pendant lequel elles se prolongent
IV
- Le timbre, qui rend compte du nombre et de l’importance relative des
divers
harmoniques du son
fondamental. Parmi ces ordres, deux principalement, ceux
de la hauteur et du timbre, semblent se situer du côté des
données objectives qui s’imposent à l’interprète, sans lui laisser aucune marge
d’appréciation. N’est-ce pas le même texte et les mêmes intervalles, qui
doivent être énoncés et entonnés par tous, sans qu’il y ait place à une
quelconque interprétation ? Sans doute, mais il faut aller plus
loin ; sous l’écorce de la diction se trouve la sève spirituelle qui
jaillit du sens du texte inspiré : l’ordre du timbre, intelligemment
compris, débouche sur toute la spiritualité grégorienne. De même, les
intervalles ne sont que l’aspect quantitatif et matériel de l’ordre de la
hauteur, qui, lorsqu’il étudie la qualité des degrés mélodiques, débouche sur
toute la modalité. Les deux autres ordres (intensité
et durée) sont davantage la part de l’interprète, car s’ils dépendent
fondamentalement de données objectives (la neumatique est en grande partie de
l’ordre de la durée), le quantum de
durée et d’intensité n’est pas donné et dépend, lui, du goût et de l’expérience
du grégorianiste.
Il paraît naturel et objectif d’aborder l’étude de la
structure du Chant Grégorien selon ces quatre chapitres, quitte à montrer
ensuite comment s’opère leur synthèse.
I ) L’ORDRE DU TIMBRE :
Relèvent en premier lieu de l’ordre du timbre tous
les phénomènes qui assurent l’intégrité de la prononciation de la
syllabe : couleur exacte des voyelles, articulation correcte des
consonnes. Mais il faut se hâter de dépasser ce plan trop matériel, et quitter
la lettre qui tue pour l’esprit qui vivifie. S. Thomas nous indique lui-même
les étapes à parcourir quand il distingue, dans l’attention qu’on doit apporter
à la prière chorale, trois niveaux bien ordonnés : ad verbum, ad sensum, ad Deum (IIa IIae qu. 83 a. 13).
A ) AD VERBUM :
Au niveau minimum, nous trouvons le mot,
première synthèse présentant un sens complet, organisme vivant constitué
d’éléments différenciés, jouant chacun un rôle propre. Au-dessous du mot, qui
est l’unité vivante, il n’y a que de la dissection de cadavre.
LE MOT
a donc une unité ; il répond à la définition philosophique de
l’individu :
- indivisum in se, il n’a en lui-même aucun principe réel de
division, il est strictement
indivisible, sa cohésion interne est parfaite ;
-
divisum a quocumque alio, en revanche il est clos, et distinct de tout autre mot ;
c’est un individu autonome, qui s’alliera sans doute, plus ou moins
étroitement, avec d’autres, mais qui perdra rarement sa personnalité propre.
Quel est le principe de cette cohésion
interne ? La relation de la syllabe accentuée, élément d’élan, à la
syllabe finale, élément de repos. Les autres syllabes éventuelles n’ajoutent
rien de bien nouveau à ce schéma de base : dans justificationibus, les syllabes antétoniques ne sont qu’une
préparation à l’accent, elles sont en élan vers l’accent, et la syllabe faible
du proparoxyton, entre l’accent et la finale, amorce la détente vers la finale.
Déjà le mot latin avec son accent aigu, qui
chante au-dessus de la corde de récitation du mot, possède en lui-même un cantus obscurior (Cicéron). La mélodie
grégorienne respectera et explicitera cette musique latente, établissant entre
texte et musique, mot et mélodie, un lien souple et fort que l’on peut observer
sous trois formes différentes, selon le style d’ornementation :
a)
style peu ou pas orné (syllabique, une note par syllabe). C’est celui
des récitatifs, de la psalmodie, des hymnes et des séquences. Ici l’incise
musicale déborde la plupart du temps le mot et, souvent, il faudra grouper les
mots pour trouver la synthèse minimum utile, soit en prose : Dixit Dominus
Domino meo : sede a dextris meis (ps. 109)
soit en vers :Lauda Sion Salvatorem , Lauda ducem et pastorem ,
In hymnis et canticis (Grad. Rom.p.
379 ; Par. « 800 » p. 945 )
b)
style semi-orné (quelques notes par syllabe). C’est celui des antiennes de la
messe (introït,
communion), et parfois de l’office (Temporal, Sanctoral). Ici l’incise musicale
coïncide souvent avec le mot, habillé sur mesure par la mélodie.
Exsurge quare obdormis, Domine, exsurge
et ne repellas in finem.
(Grad. Rom., p. 91 ; Par.
« 800 » P. 504)
c) style très orné (mélismatique). C’est celui des graduels. Alleluia, certains offertoires). Ici le texte littéraire n’est qu’un prétexte à développements musicaux, qui s’organisent spontanément en « mots musicaux », caractérisés par la relation vivante entre l’accent musical et la finale d’un motif mélodique .
( Cf. au début de l’Offertoire « AVE
MARIA » la mélodie sur le mot « AVE ». )
LA
PHRASE. Chaque mot, clairement énoncé, est le signe d’un concept, mais les
concepts sont appelés à s’agréger entre eux, pour traduire le mouvement de la
pensée. Plusieurs mots seront donc unis en propositions, qui s’enchaînent selon
les lois de la logique pour former un tout complexe : la phrase. De même
que le mot est constitué par la relation de ses divers éléments entre eux, le phrasé qui met en évidence l’unité
organique de la phrase, n’est qu’une réplique, à un niveau supérieur, du
courant d’accentuation qui met en évidence l’unité organique du mot.
C’est cette idée, simple mais fondamentale,
que le phrasé musical est analogue au phrasé oratoire, qui a donné naissance,
sous D. Guéranger, le chanoine Gontier, D. Jausions et D. Pothier, au
« style verbal » de Solesmes ; il a pu, certes et peut toujours
être amélioré, mais il correspond à une donnée objective que personne ne peut
nier : le secret d’exécution (si secret il y a) n’était qu’un secret de
fabrication…
B
) AD SENSUM :
Il est impossible d’ordonner les divers
éléments de la phrase sans connaître, au moins sommairement, leur fonction et
leur sens. Mais il est clair que plus la connaissance du sens du texte est profonde,
plus l’interprétation qui en découle a chance d’être objective et authentique.
Ceci débouche sur toute la spiritualité biblique et liturgique : nécessité
de connaître le texte et son contexte scripturaire, sa saveur d’allusion, sa
richesse d’enseignement, son pouvoir d’expression dans la pyramide des sens
qu’il présente (littéral, spirituel, plénier), etc. ; nécessité aussi de
situer le texte dans son contexte liturgique, proche ou éloigné, pour apprécier
ce qu’on a appelé la « canonicité seconde », que lui confère l’usage
liturgique, et l’interpréter comme il convient à tel ou tel moment d’une
célébration (un introït ne se chante pas comme une communion ; la litanie
du Kyrie n’a pas la même résonance
spirituelle que la litanie d’Agnus Dei) ; ou encore de le ressentir dans l’atmosphère
de tel ou tel temps liturgique (l’Avent n’est pas le Temps pascal). L’art
grégorien lui-même a traité différemment le même texte selon son emplacement
liturgique (comparer l’introït Ad te
levavi et l’offertoire de même texte au 1er dimanche de
l’Avent).
C
) AD DEUM :
Une telle étude, poussée dans tous les domaines,
est tout ordonnée à procurer la liberté d’âme nécessaire pour vaquer à Dieu
dans la prière. Par la formation technique, tous les réflexes ont été éduqués
de façon à fonctionner avec le maximum de spontanéité et de sûreté ; on
s’est mis dans l’heureuse incapacité de mal faire, et l’âme, délivrée de toutes
les servitudes, peut s’adresser à Dieu, intérieurement comme
extérieurement ; chanter de cette façon, dans la liberté de l’amour, est
vraiment prier double : Cantare
amantis est… Qui bene cantat, bis orat (S. Augustin).
II ) L’ORDRE DE LA HAUTEUR :
Les
intervalles n’ont certes pas toujours été ce que nous les connaissons
aujourd’hui, et, quoi qu’il en soit des discussions qu’ils suscitent, on
gagnera toujours à ne pas interpréter le chant grégorien sur la gamme tempérée
de nos instruments à claviers : quintes et quartes
« naturelles » sonneront d’autant mieux, et toute espèce
« d’harmonisation polyphonique » est superflue.
D’autre part, une étude statistique des
mélodies grégoriennes fait apparaître, à côté de l’échelle pentatonique des
pièces sans demi-ton, l’existence de trois échelles pratiques de composition,
échelles équivalentes, déterminées chacune par l’un des trois demi-tons de la
gamme diatonique : les trois hexacordes.
Mais tout ceci, intervalles et échelles,
n’est encore que du quantitatif : il faut passer le plus vite possible au
qualitatif, aux fonctions modales des divers degrés. Dans la relation
accent-finale appliquée au mot latin, il y a un élément mélodique :
l’accent du mot latin est essentiellement aigu, et le chant grégorien ne fait
que traduire cette acuité native sur les échelles modales discontinues. Si donc
le mot est récité sur une corde, l’accent chante hors-modalité, sur un degré
ornemental (broderie le plus souvent), et on revient à la corde modale sur la
syllabe finale, cadence du mot, qui donne ainsi l’impression d’une résolution,
d’un retour à l’équilibre, à la stabilité après l’élan mélodique de l’accent.
La modalité se construit donc, en partie, par le moyen du texte, et pas
seulement par la cadence finale de la pièce (à laquelle on l’a trop souvent
réduite), mais par toutes les cadences intermédiaires, d’importance variée, et
en définitive par toutes les finales de mot, qui colorent le degré sur lequel
elles se posent d’un caractère modal, très nuancé d’ailleurs, en rapport exact
avec leur plus ou moins grande importance cadentielle dans la phrase.
L’analyse des couches historiques et esthétiques du chant grégorien, replacé dans le contexte des autres répertoires liturgiques latins, révèle trois de ces cordes de départ de la composition verbale-modale. Nous ne pouvons ici que citer quelques pièces, très brièvement analysées, qui illustrent cette « complexification » modale au cours des âges, en partant des formes élémentaires où un unique degré remplit toutes les fonctions modales (teneur psalmodique, dominante de composition et finale des antiennes), pour aboutir aux formes plus évoluées, mettant en évidence une diversification des cordes teneur-dominante et finale.
(
Cf. tableau des cordes modales fondamentales en fin de texte .)
Nous avons donné pour chaque famille de
pièces, après l’exemple en modalité à un seul élément, où l’unique corde fait
fonction à la fois de teneur psalmodique, de dominante et de finale (n° 1-2),
des exemples d’évolution modale en deux sens différents :
- par les accents, qui cherchent à se placer
toujours plus haut au-dessus de la corde de départ, et y attirent la teneur psalmodique
(n° 2-3-4) ,
- et par les finales, qui ont tendance à descendre toujours plus bas, et aboutissent à la « pièce en arc », quand une formule d’intonation partant du grave est venue équilibrer la descente de la cadence finale (n° 5).
Nous n’avons présenté que des pièces de modalité simple, homogène, sans « modulations » ; mais dans les grandes compositions centonisées ou originales, la modalité composite s’est stabilisée en deux directions principales :
- pour une
finale unique, pluralité de dominantes :
L’introït Inclina (Grad. Rom., p.326 ; Par. “800” p. 1040) fait successivement résonner avec la finale ré les dominantes la, sol, fa, ré et le la grave.
- Pour une
seule dominante de composition, pluralité de finales :
L’offertoire Filiae regum (Grad. Rom., p.505 ; Par. « 800 » p. 1228) fait successivement résonner avec la dominante do les finales do, la, sol, mi.
* Y a-t-il conflit possible entre le mot avec ses exigences et la mélodie avec sa liberté ?
On entend souvent dire que D. Pothier accordait la préférence au texte, et D. Mocquereau à la mélodie. De telles oppositions ont peu de sens. Dans le chant grégorien authentique et bien restitué, où la mélodie est née des mots, les conflits n’existent pas, ou n’existent que dans les idées un peu courtes qu’on se fait parfois du mot et de la mélodie. Un mot en « inversion mélodique », c’est-à-dire avec la finale plus haute que l’accent, a le plus souvent, sinon toujours, un rôle modal : il pose sa finale, non pas « en l’air », mais sur une corde modale de repos, un degré modalement thétique, ce qui suffit amplement pour assurer à ce mot son parfait équilibre.
Au reste, pour terminer cette analyse de ce qui concerne le mot et le mode, reproduisons la description si profonde, faite par le chanoine Jeanneteau, des deux instincts fondamentaux du compositeur grégorien : l’instinct verbal et l’instinct modal.
Le compositeur de l’âge d’or grégorien parle latin : le latin lui est familier ; posons bien en principe qu’il a, pour ainsi dire, le rythme du latin « dans le sang », et même que, puisqu’il est artiste-compositeur professionnel, il a plus que d’autres encore, ce rythme dans le sang, qu’il en perçoit, plus que d’autres, toutes les finesses et qu’elles lui sont vraiment instinctives. Le musicien latin, chantant ces mots familiers, ne pouvait faire autrement que d’utiliser leur rythme interne : pour lui, la connaissance de cette langue, ce n’est pas seulement l’intelligence du sens des mots et l’habitude de leur emploi grammatical, logique et stylistique, mais aussi le sens de leur rythme, de leur unité rythmique et, dans la succession des mots, d’un équilibre rythmé ; jamais il ne sacrifiera cette rythmique de base, cette mélodie native d’une langue familière : elle est pour lui le substratum rythmique de la composition.
Pour lui la finale sera vraiment, non seulement la dernière syllabe d’un mot, mais celle qui achève le mot dans son rythme, son unité, son sens ; nécessairement, il dit et chante le mot avec toutes ses virtualités rythmiques, soulevant l’accent et déposant la finale comme la thésis qui clôt le rythme du mot : une finale, pour lui, a quasi toujours – sauf très rares exceptions – le rôle d’une thésis, mais d’une thésis verbale, d’une thésis dans le mot. Il ne peut chanter autrement : Il faut qu’il dise le mot comme un rythme : « arsis-thésis », sous peine de se faire mal comprendre, de démolir la rythmique naturelle, la succession normale des mots et le sens de la phrase : mira filia n’est pas mirabilia : justi geméntes n’est pas justificantes : orate fratres n’est pas orationes.
Or, de même que nous savons que le compositeur grégorien utilise d’instinct le rythme de la langue latine, de même nous devons admettre qu’il a aussi « dans le sang » les échelles modales de son temps et de sa région, et qu’il en use aussi instinctivement et aussi finement que du rythme verbal. Modalité et rythme verbal sont pour lui deux richesses naturelles, fondement psycho-physiologique de son expression musicale. C’est ce donné psychologique qui éclaire notre étude du donné musical ; notre analyse du répertoire est faussée si elle oublie ces deux instincts, modal et verbal du compositeur ; on ne pourra prétendre ensuite esquisser une interprétation objective sans tenir compte de l’état d’âme du compositeur, ni des moules modaux et rythmiques dans lesquels coule son inspiration.
- Inspiré par le sens du texte, l’artiste grégorien sait, mieux que tout autre combiner, en rythme libre, la mélodie native du mot avec les formes modales de son époque : les exigences du mot rythmé et du mode sont pour lui inséparables et suggestives ; au-dessous de son souffle éloquent, il y a une rythmique et une modalité de base : la rythmique de la langue latine et la modalité de son époque et de sa région. N’inventons rien, mais retrouvons, dans les manuscrits et le répertoire bien restauré, le génie musical et l’âme de cette époque. S’il y a un secret de fabrication, il est inscrit dans ces fondations rythmiques, verbales et modales.
(Revue Grégorienne, 1957, p. 119 et 122)
III) L’ORDRE DE LA DUREE :
Du temps premier aux finesses expressives de la neumatique
Pour trop de gens, la question rythmique est affaire de longues et de brèves. Plus que jamais, il importe d’échapper au quantitatif pour étudier la qualité de ces temps, plus ou moins longs, plus ou moins brefs, irréductibles en tout cas à tout mensuralisme. L’analyse que nous avons esquissée du mot latin nous y conduit.
Puisque la mélodie grégorienne a fleuri sur le texte, son temps premier est le temps normal d’émission d’une syllabe. Aucun temps métronomique n’ est ici à envisager, puisqu’aussi bien la syllabe est élastique : non confundentur, par exemple, est plus chargé de consonnes, donc demande plus de temps d’articulation, que filii Israel. Ce « temps moyen » reste susceptible d’être augmenté ou diminué par la volonté du compositeur.
Dans certaines pièces de genre populaire, héritage du répertoire du psalmiste, comme sont les pièces les plus simples – et les plus anciennes – du Kyriale (Messe XVIII), il n’y a pas d’autres indications rythmiques : le texte bien prononcé, bien accentué, bien phrasé, suffit.
Pour le répertoire de la schola, et a fortiori des spécialistes de la schola (Graduel, Alleluia), c’est une tout autre chose. L’étude des premiers manuscrits (Xe siècle) nous montre que « le ductus de la plume » du notateur « épousait le ductus de la voix » du chanteur (D. Cardine), et visiblement le notateur était chanteur. Quand la voix insistait sur un point, la plume s’arrêtait d’elle-même ; la courbe neumatique s’interrompait pour reprendre ensuite ; de multiples observations ont permis de découvrir le secret de cette notation « chironomique » (comme on l’appelait depuis longtemps, sans avoir assez exploité ce caractère), et aujourd’hui on s’explique l’enchaînement ou la séparation des signes neumatiques, leur valeur, expressive ou non, selon le contexte. La graphie elle-même, indépendamment des épisèmes ou des lettres ajoutées, nous renseigne sur les divers points d’articulation du phrasé musical, et ces ponctuations réelles, traditionnelles, remplaceront désormais avantageusement les subdivisions théoriques, voire purement mécaniques, que proposait jusqu’à présent une pédagogie en attente. Certains neumes spéciaux (oriscus, quilisma, trigon, stropha) ont été pareillement étudiés, et ont déjà livré une partie de leurs secrets.
A la lumière de ces principes et de ces découvertes, on s’aperçoit que l’accent tonique lorsqu’il est bref (une seule note) est toujours épanoui, plané ; de même, la finale brève n’en recevra pas moins son poids de finale, qui permet au mot de se distinguer du suivant.
Lorsque l’accent est traité en longue phonétique (neume de quelques notes ou plus étendu encore), c’est son caractère aigu qui est mis en relief, et une fois l’accent chanté, le contact se rétablit avec le mot sur la syllabe finale.
Souvent aussi, c’est la finale qui est longue, qui porte un mélisme, conformément à de très anciennes habitudes de juxtaposition du style syllabique et du style mélismatique (Gloria ambrosien et les plus anciens Alleluia) : c’est alors une véritable méditation musicale qui succède à l’énoncé du texte.
Dans le cas d’alternance de syllabes longues (deux notes) et brèves (une seule note), il faut être particulièrement attentif à la qualité de la syllabe et à la qualité du degré sur lequel elle se pose : une telle « longue » sur une syllabe faible (en particulier sur la syllabe faible du dactyle tonique ou proparoxyton) dans des formules de cadence, peut avoir moins de poids réel qu’une « brève » sur l’accent ou la finale du mot. L’analyse musicale, par notes architecturales et notes ornementales, est ici de rigueur, et son oubli entraîne des contre-sens en tous genres.
De même dans la substitution d’une formule dactyle (trois syllabes : accent, syllabe faible, finale) (ex. : Dominus) à une formule spondaïque (deux syllabes :accent et finale) (ex. : Deus), la distribution des « longues » et des brèves » ne se fait pas toujours selon ce que nos habitudes modernes attendraient : il faut alors se conformer au donné grégorien traditionnel plutôt que de retomber dans des errements comparables à ceux des gens de la Renaissance, qui avaient « corrigé » le chant grégorien selon des théories qui n’étaient que des préjugés.
Quant au tempo d’ensemble, à l’adoption d’un « temps moyen » susceptible de se dilater ou de se rétrécir selon les indications positives des notateurs, et aussi selon les invites naturelles de la ligne d’ensemble (accelerando des montées, ritenuto des descentes), un tel temps de base est à déterminer selon bien des critères qui ne sont d’ailleurs pas tous contenus dans le texte et la mélodie : le nombre des chanteurs, la qualité des voix et le niveau technique de formation, le volume du vaisseau dans lequel on chante, sont à considérer autant que le sens du texte, le contexte liturgique ou cérémoniel, le degré d’ornementation de la mélodie. Un mouvement trop lent ne permettra pas facilement de rendre sensibles certaines synthèses : un mouvement trop vif laissera trop imprécises certaines distinctions importantes. L’idéal reste de distinguer pour unir, et d’éviter aussi bien l’émiettement que l’emballement. Lenteur n’est pas forcément synonyme de piété ; un legato parfait, un phrasé sans faille, même si le mouvement est allant, aideront toujours à susciter la ferveur qu’ils expriment.
IV ) L’ORDRE DE L’INTENSITE
De l’accent tonique à la dynamique
générale, « sève et sang du rythme »
(Dom Mocquereau)
Le « temps fort » a été revendiqué comme principe constitutif du rythme. Il n’en est qu’une composante, à condition d’entendre le mot « fort » au sens figuré, et de dépasser le découpage sommaire en temps forts et temps faibles.
L’intensité, certes, joue son rôle, et un rôle important, dans le mot et dans la phrase. Les anciens définissaient l’accent « anima vocis » et de même que l’âme n’est pas concentrée dans les organes vitaux, mais est présente par sa vertu dans le corps entier, de même l’accent latin est le principe informateur du mot, et son action unificatrice se fait sentir dans toutes les syllabes.
Rien n’est plus contraire à la nature de l’accent latin que d’asséner brutalement la syllabe accentuée ; D. Gajard l’a exprimé avec force et clarté :
« Rappelons-nous toujours que la nature véritable, essentielle, de l’accentuation latine, n’est pas dans l’intensité, laquelle n’est venue qu’ensuite et par manière de corollaire, mais dans une relation d’élan à retombée entre l’accent et la finale. Toutes les fois que dans la lecture latine ou le chant vous avez fait sentir entre l’accent et la finale du mot cette relation d’élan à retombée, vous avez parfaitement accentué, même si vous n’avez donné à l’accent presque aucune intensité ; au contraire, toutes les fois que vous n’avez pas fait sentir cette relation d’élan à retombée, vous n’avez pas accentué, quelle que soit l’intensité que vous avez donnée à l’accent ; plus même vous faites sentir cette intensité et la matérialisez, plus vous isolez l’accent des autres syllabes, et plus par conséquent vous détruisez l’unité du mot, but suprême de l’accentuation. »
Il vaut donc mieux parler du « courant d’accentuation » qui traverse le mot de part en part, et, en tout cas, ne jamais briser le couple accent-finale, qui est fondamental. Ce même « courant d’accentuation » informe également l’incise mélodique lorsqu’elle comporte plusieurs mots ; puis le membre de phrase, en hiérarchisant les incises qui le composent ; la phrase enfin, en assemblant ses divers membres dans un tout unique, animé par un accent principal.
Mais l’intensité a son rôle à jouer en dehors de l’accentuation verbale. C’est elle, et elle seule, qui donne vie à ce qu’on a très heureusement appelé les « mots musicaux » ; même en style mélismatique en effet, les compositeurs grégoriens n’ont pu s’empêcher de penser au mot, qui constituait leur schéma de base ; ils ont équiparé les entités purement mélodiques, qu’ils inventaient, à des mots littéraires, donc doués d’un principe interne d’animation qui n’est autre que le régime de l’intensité, crescendo jusqu’à son sommet et decrescendo jusqu’à une cadence plus ou moins conclusive. Ainsi rien n’échappe à ce « style verbal » fondamental de la composition grégorienne.
La neumatique elle-même donne parfois des indications dynamiques, quand ce ne serait que dans la juxtaposition intentionnelle de neumes légers et peu appuyés (strophae, oriscus, trigon) et de neumes lourds (virga épisématique, parfois redoublée, voire triplée). Le mot littéraire est parfois suivi d’un mot mélodique qui le répète, sans l’articulation syllabique et on voit alors que la virga tient la place de la syllabe accentuée, tandis que les strophae représentent la finale douce. (1) G.T.p.58 – (2) G.T.p.88.
* Mélange
constant des données de ces quatre ordres
dans le
rythme grégorien.
L’analyse, même complète (ce qui n’est pas le cas ici), des phénomènes ressortissant aux quatre composantes physiques du son, n’épuise pas, est-il besoin de l’ajouter, tout ce qu’on peut dire de l’interprétation grégorienne la plus objective.
Le rythme grégorien, l’ordonnance de son mouvement, est libre ; et cette liberté va bien au-delà d’une succession de mesures binaires ou ternaires. Ce mouvement s’ordonne toujours par référence à l’un, ou à plusieurs, des quatre ordres de phénomènes que nous avons inventoriés : ce sont leurs variations, leurs pulsions, qui créent physiquement les conditions d’une tension liée à une détente corrélative. Ainsi il y a un rythme verbal, un rythme mélodique, un rythme de durée, un rythme d’intensité ; mais aucun de ces quatre ne peut prétendre à être le rythme grégorien tout court.
Le rythme libre grégorien mélange à chaque instant les données de ces quatre rythmes composants. Déjà à l’intérieur de chacun d’eux, il n’y a aucune « carrure », aucun retour isochrone, obligé, de pulsions ; ce n’est que dans les pièces au texte versifié (hymnes et séquences) qu’apparaît un schéma rythmique préétabli. Le répertoire grégorien authentique a toute la liberté qui convient à une prose « nombreuse », équilibrée dans ses proportions, à l’opposé du laisser-aller et de l’anarchie.
Cette liberté réside ensuite, et surtout, en ce que les quatre ordres énumérés ci-dessus sont appelés indifféremment à concrétiser le mouvement ordonné du chant grégorien, sans la moindre servitude, sans périodicité, sans même un souci de dosage qui permettrait de les évoquer également, les uns aussi souvent que les autres : parfois le chant grégorien s’attarde à l’un ( rythme verbal, par exemple ) et semble oublier totalement tous les autres ; puis l’abandonne pour recourir à un autre ; s’en évade bientôt et revient au premier, en tout jaillissement et spontanéité.
Le miracle c’est qu’en échappant ainsi successivement à tous les ordres, le chant grégorien réalise en fin de compte leur synthèse harmonieuse, dans un équilibre vivant, une compensation continuelle de l’un par l’autre, un perpétuel transfert d’intérêt de l’un à l’autre ; si bien que, même dans les passages où règne une certaine uniformité provisoire, et il y en a, le rythme grégorien reste libre, parce que sa liberté est un choix éclairé, dans lequel il manifeste à chaque instant une souveraine aisance.
Dom Jean Claire.O.S.B.
Tableau des cordes modales fondamentales
1- Corde de départ do (transposable en fa ou en sol)
1 Répons-bref Sana animam meam (Ant. Mon., p.43)
Le demi-ton n’apparaît qu’au Gloria ajouté plus tard.
2 Introït Justi epulentur (Grad. Rom., p.450)
Toujours pas de demi-ton dans l’antienne. Accents à la tierce. Le ton psalmodique
est monté d’une tierce dans sa première partie ; la seconde est toujours en place,
à l’unisson de la finale de l’antienne.
3 Offertoire Domine in auxilium (Grad. Rom., p. 331 ; Par., p. 1046)
Finales intermédiaires à la tierce et à la quarte graves.
4 Introït In medio (Grad. Rom., p. 493 ; Par., « 800 » p. 1190)
Récitation épisodique à la tierce aigüe. Accent principal à la quinte.
5 Introït Loquebar (Grad. Rom., p. 526 ; Par. « 8OO », p. 1215)
Les formules de Justi epulentur sont assorties d’un début et d’une cadence à la
quinte grave.
2 - Corde de
départ ré (transposable en sol et en la)
1 Répons-bref du Temps de la Passion : De ore leonis (Ant. Mon., p. 382)
2 Antienne Nos qui vivimus et ton pérégrin (Ant. mon., p. 132)
Le ton psalmodique est monté d’une seconde dans la première partie.
3 Introït Exsurge Domine (Paroissien Romain « 800 » p. 835)
Finale intermédiaire à la quarte grave. Accents et ton psalmodique à la tierce
aigüe. Antienne d’ouverture des Rogations (Entre VIe Dimanche de Pâques et
l’Ascension).
4 Offertoire Domine Jesu Christe (Grad. Rom., p. 674 ; Par. « 800 », p. 1813)
Récitations sur ré ; grands accents à la quarte aigüe.
5 Antienne Suscepit Israël (Ant. mon., p. 163)
Les formules de Nos qui vivimus assorties d’une cadence à la quinte grave.
3 - Corde de départ mi (transposable en la et en si)
1 Répons-bref de l’Avent : Ostende nobis (Ant. mon. P. 182)
Les fa du début devraient être des mi.
2 Antienne Clamavi et ton irrégulier (A.M. p. 111 et 109)
3 Introït Resurrexi (Grad. Rom. P. 196 ; Par. « 800 », p. 777)
Accents principaux et teneur psalmodique à la quarte aigüe.
4 Antienne Est secretum (Ant. mon., p. 1241 vel 1139).
Récitation épisodique à la quarte aigüe.
5 Antienne Hic est discipulus ille (Ant. mon., p. 255).
Les formules de Clamavi sont assorties d’une cadence à la quinte grave.
La corde mobile (si) n’est pas fixée, et oscille entre le
bémol et le diaize alors
qu’elle le sera dans Hic est discipulus
meus (ibid. p. 256), et dans Alliga Domine
(ibid. p. 411).
Ce texte est extrait du
numéro 10-11 de la revue « Chant choral » - année 1976 – édité par
« A cœur joie » Lyon, mais jamais repris. Il nous a semblé parfaitement d’actualité pour une bonne initiation
des débutants. Mais il sera aussi utile aux grégorianistes qui veulent se perfectionner, car ces
notions fondamentales sont souvent oubliées.- Cette remise en forme a été
réalisée avec l’autorisation de son auteur, Dom Jean Claire, ancien directeur
de l’atelier de paléographie de Solesmes, et ancien maître de choeur de
l’Abbaye ,
charge qu’il a assumé durant de nombreuses années.