LE FONDEMENT HISTORIQUE ET RYTHMIQUE DU CHANT GRÉGORIEN
Maurice Tillie

A l'heure d'un incontestable renouveau du Chant Grégorien, il est important d'avoir une bonne connaissance de son origine historique et de sa rythmique.
Quand on parle du Chant Grégorien l'unanimité se fait généralement pour reconnaître sa valeur unique comme expression de prière.
Mais quand on aborde l'aspect proprement musical, les avis divergent, car on se trouve souvent devant une méconnaissance de sa spécificité. On le constate dans certaines publications, certaines "écoles", ou même chez des professionnels de la musique du Moyen Age.
A notre avis cela provient en grande partie d'une connaissance trop approxima- tive du contexte historique dans lequel s'est formée la musique grégorienne, et, corrélativement d'une conception souvent erronée de sa rythmique spécifique.

Nous avons donc pensé qu'il serait utile de présenter une vue d'ensemble de la question :

SOMMAIRE :
1 / Le fond du problème
2 / Le rôle de l'écriture neumatique
3 / Les limites de l'écriture
4 / La nature du rythme verbal grégorien
5 / L'enseignement et ses exigences
6 / Les travaux de Solesmes
7 / En guise de conclusion
8 / Témoignage

1 // Le fond du problème Les compositeurs grégoriens ont créé leur musique en pure tradition orale, époque ou l'écriture musicale n'existait pas. Tout leur répertoire immense a été créé sans avoir connaissance de la note de musique telle que nous la concevons. Leur notion du rythme n'avait de sens que par rapport à la syllabe latine. Ils composaient et chantaient de mémoire (1) sans autre repère musical que le contenu verbal, sans recours à une notation.

Cette notion est capitale, car d'elle vont dépendre la compréhension et la pratique du rythme verbal grégorien. Les compositeurs du haut Moyen Age, en effet, ne pouvaient concevoir leur musique autrement ; c'était l'esprit et les possibilités musicales de l'époque. La notion de durée des notes, telle que nous la concevons maintenant, leur était totalement étrangère. Ils chantaient selon le rythme naturel du courant d'accentuation de la langue latine. Ils en étaient totalement imprégnés, d'autant plus que c'est dans la pratique de la psalmodie qu'ils l'ont d'abord ressenti, là où la dynamique du rythme verbal s'impose à l'état pur.
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(1) "L'homme médiéval, lui, ne lit pas ; il se souvient . La tâche de la mémoire médiévale c'est la transmission sans défaillance d'une somme considérable de connaissances acquises, qu'il ne faut pas laisser perdre à aucun prix, parce qu'elles sont un patrimoine commun, et qu'on en doit la transmission aux successeurs. Cette mémoire c'est la pierre angulaire des civilisations orales." Solange Corbin "L'Eglise à la conquête de sa musique" , Page 36.

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L'erreur que nous faisons tous est d'analyser la musique grégorienne à partir de nos acquis actuels. On s'intéresse d'abord à la note elle-même et à sa durée, et on se forge aussitôt une obligation de durée mesurée. Avant la restauration entreprise par Solesmes on avait tendance à décomposer le rythme en temps longs (avec des notes allongées), et en temps plus courts, donnant ainsi au rythme une espèce de "balancement" binaire et ternaire, et cela parce qu'on donnait trop d'importance à la note en elle-même en oubliant l'essentiel, le phrasé.
Tout au contraire, c'est la dynamique syllabique qui fait chanter le mot sous l'impulsion déterminante de l'accent latin, et non pas la note elle-même, qui n'est que le support de la syllabe (2).
En fait, la notion de rythme de nos anciens n'avait de sens qu'à partir de la durée moyenne d'émission de la syllabe. Nous devons donc faire abstraction de notre conception actuelle de la musique et nous mettre à la place des compositeurs. C'est une démarche difficile pour certains, et qui demande un réel renoncement à des positions affirmées, mais elle est vraiment libératrice. Jacques VIRET a bien posé le problème de la réceptivité de nos concitoyens au vrai message grégorien au début de son ouvrage de 1987 (3). Voici ce qu'il écrit : " Sommer -nous capables, en dehors de. toute, formation préalable d'entendre adéquatement une. monodie. Grégorienne, c'est-à-dire d'en avoir une perception semblable à celle qu'en avait un homme du VIIe, ou du VIlle siècle, non conditionné, par un millénaire de polyphonie, et par trois ou quatre siècles d'harmonie tonale ? »

2 // Le rôle de l'écriture neumatique On ne connaîtra jamais avec précision les circonstances de l'invention des signes manuscrits des Ville et IXe siècles, ni leurs auteurs. Mais on peut imaginer le scénario, celui des chorales du monde entier. Le chef de choeur donne ses consignes et il entend qu'elles soient appliquées. En tradition orale cela se faisait de vive voix. Mais vers 850, époque approximative des premières notations manuscrites, les chantres ont commencé à inscrire quelques signes à la plume sur leurs livres de chant au-dessus des mots latins et, petit à petit, le processus s'est développé, et même codifié.
Ce qui est important pour nous c'est de savoir comment ces chantres comprenaient le rôle de ces signes et spécialement dans les premiers manuscrits. Nous avons fait trois remarques à ce sujet.
a) Ce début d'écriture musicale n'est pas une écriture de compositeur mais un aide mémoire, des repères pour le chantre. Celui-ci sait tout par coeur, il a mémorisé les moindres nuances et il veut fixer sur le papier les évolutions de son chant, le "geste" pourrait-on dire aussi, car, d'ailleurs, certains signes, comme le pes rond (podatus ordinaire non épisémé, correspondent à un geste chironomique.
b) Loin d'être un balbutiement maladroit leur écriture est une approche géniale du phénomène musical dans sa plasticité formelle, une écriture qui fait ressortir le processus sonore dans sa dynamique générale en symbiose avec le rythme du mot latin et en précisant les rapports des éléments sonores entre eux. Ceci n'est-il pas une façon de concevoir l'écriture aux antipodes des grosses notes carrées plus ou moins longues (4), une écriture "froide" et pauvre qui ne laisse pas passer le message musical ?
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(2) Solange Corbin dans le même ouvrage, page 102, écrivait : "La musique alors n'est qu'un revêtement destiné à faire valoir et "porter" les mots."
(3) "La Modalité Grégorienne" page 8. Editions "A Coeur Joie".
(4) Ecriture employée couramment au cours des siècles oui ont précédé ta restauration entreprise par Solesmes. Nous venons d’évoquer cela.
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c) Cette invention, utilisée de façon différente par les "écoles", prouve bien le souci de ces chantres de faire passer par le signe écrit l'essence du langage musical de type verbal qu'ils possèdent à fond, car ils ne sont pas novices en la matière.

Et, preuve du sérieux de leur notation, ils l'ont codifiée en des signes conventionnels spécifiques à chaque "école", mais qui exprimaient la même chose sous une forme différente. Chacun pourra remarquer dans le Triplex la similitude quasi parfaite entre l'écriture de Laon et celle de Saint-Gall. Souvent même les signes sont complémentaires, ce qui représente quelquefois un supplément d'information et qui montre aussi la personnalité du chef de choeur qui voulait insister sur tel ou tel point pour corriger tel ou tel défaut. Exemple : Le signe "c", celeriter, se trouve plus spécialement dans certaines pièces, alors que sur une autre écriture il ne s'y trouve pas. Le chef de choeur veut alors seulement dire (à l'intention de ses propres élèves), non pas qu'il faille aller plus vite, celeriter, mais tout simplement qu'il ne faut pas traîner, ce qui est très différent. On voit ainsi que ces signes n'ont pas, en soi, un caractère absolu.

Par contre, c'est justement cette propension à fixer l'attention sur le son, sur les notes, par un signe, qui va accentuer peu à peu la tendance à se concentrer trop sur la note aux dépens du mouvement mélodique.

3 // Les limites de l'écriture
Chacun sait que l'écriture fige le son d'une façon incomplète. Le son, en effet, infinité de nuances. Mais l'écriture ne peut pas transmettre toutes ces nuances, elle ne peut pas "tout dire", elle a ses limites.
En analysant le son perçu, et c'est bien le fait de l'écriture, on ne est vivant par nature et il développe une transmet qu'une partie de l'expression sonore. C'est le principe même de l'analyse contrairement à la synthèse. L'écriture ne donne qu'un aspect partiel du langage sonore. (5)
C'est pourquoi les manuscrits des Ville et IXe siècles sont souvent prolixes de signes, car le signe n'est qu'un moment de l'analyse. Cette carence explique la multiplicité des signes, ce que confirme l'exis- tence de plusieurs "écoles" de l'époque : Saint-Gall, Laon, Bénévent, etc... En fait, chacun était en recherche de la meilleure écriture possible, d'une véritable écriture musicale, laquelle était d'autant plus difficile à fixer qu'on ne connaissait pas la hauteur exacte des sons.
Cette écriture était, bien sûr, pour eux le signe d'une attention partagée par tous à l'essence du langage musical. Mais, si le signe est imparfait en soi, l'intention du compositeur est positive, nous venons de l'évoquer.

Par contre, ce signe va obliger le chantre à se concentrer sur les détails du mouvement sonore, intensité, tempo, hauteur, etc...Et, comme on vient de l'évoquer au paragraphe précédent, le gros danger sera alors de tomber dans le piège de la fixation du son produit par l'écriture et qui peut faire oublier l'essentiel, le mouvement mélodique. L'époque qui suivra la découverte de la portée musicale après le Xle siècle tombera dans ce piège avec l'apparition de notes carrées plus ou moins longues fixant ainsi au rythme une amorce de rythme mesuré, binaire et ternaire, et cela en contradiction totale avec la rythmique verbale de la mélodie grégorienne dont on va maintenant préciser la nature.

4 // La nature du rythme grégorien

Dans l'antiquité la prosodie latine était basée sur deux valeurs syllabiques, la longue (—) et la brève ( u ) . Précisons bien qu'il s'agit de syllabes et non de notes.
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(5) Se rappeler les quatre ordres de phénomènes qui forment la matière du son : le timbre, la hauteur, la durée et l’intensité.

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car leur rythmique était basée uniquement sur les rapports entre les syllabes. La nature du rythme grégorien a aussi un rapport direct avec la langue latine. C'est pourquoi son rythme est qualifié de verbal, un rythme conditionné par le verbe, la parole, la syllabe. Rappelons-nous d'abord que tout rythme verbal est hors de toute mesure stricte en raison de la prononciation soumise à l'émission différente des syllabes. Cicéron, lui-même, reconnaissait que le rythme théorique noté, c'est-à-dire "la théorie", comme l'on disait à cette époque, ne correspondait pas à la réalité de la prononciation.

Afin de donner une notion globale et précise à la fois de la nature du rythme grégorien nous avons cru opportun de reproduire ci-après un texte de Jacques V1RET (6), qui, après avoir évoqué les travaux de Solesmes aboutissant à la définition équilibrée du "Temps syllabique moyen", analyse, par la méthode de la comparaison entre deux tendances, la vraie nature du rythme grégorien. Voici ces deux tendances, d'une part l'équalisme qui prône la rigidité du temps premier, et d'autre part le mensuralisme qui prône la division mesurée du rythme des syllabes. Voici le texte :

« II y a an juste milieu, à trouver entre l’équalisme et le mensuralisme, deux conceptions excessives l'une et l'autre. Il est également condamnable de mesurer la mélodie grégorienne sous prétexte de lui imprimer un dynamisme rythmique et de tomber dans le défaut inverse d'un équalisme inerte en voulant l’affranchir de ia mesure. Les moines de Solesmes ont eu le mérite de situer le problème sous son vrai jour, dès le début de leur oeuvre de restauration, en affirmant la nature oratoire du rythme grégorien. L'essence. de celui-ci réside en effet dans, l'accentuation et la prosodie verbales : rythme non isochrone, c'est-à-dire non tributaire de la périodicité métrique, où les accents se répartissent irrégulièrement comme ceux du. discours parlé.
- Le rythme musical. envisagé de la manière, la plus générale, procède de l’ une des deux sources que sont le geste d'une part, la parole de l'autre. Le geste engendre un rythme tributaire de ses mouvementé répétés à intervalles égaux (marche, danse), d'où la régularité des accents ou "temps forts" équidistants.

La parole, quant à elle, suit une démarche plus souple, plus ondoyante. L'isochronisme du rythme gestuel, par le jalonnement du temps qu'il instaure, souligne l'écoulement de la durée et engendre chez l'auditeur une perception accrue de celle- ci. Au contraire, le rythme non mesuré tend, sinon à se dérouler en dehors du devenir temporel, du moins à le faire oublier en se t'appropriant. Ainsi en va-t-il pour le prélude ou alap par lequel débute l'exécution improvisée du raga indien ; le musicien "expose" le mode en s’ affranchissant de tout cadre rythmique contraignant, et il crée de la sorte un climat méditatif, recueilli, favorable à la concentration mentale sur le mode et son éthos. Le rythme grégorien, de même, ignore la pulsation regulière des temps forts et faibles (hormis dans les hymnes versifiées qui constituent une catégorie à part) : en banissant toute référence au mètre isochrone il transcende le geste corporel et s’élève au-dessus de la sphère matérielle ; la courbe trace ses élans et ses retomhées dans un espace spiritualisé et selon un dynamisme tout intérieur. Cette liberté rythmique va de pair avec la nature monodique du Chant Grégorien. S'il était chanté, à plusieurs voix, en polyphonie, il perdrait fatalement sa souplesse d'allure au profit d'un débit plus rigide, plus carré, nécessaire pour obtenir un bon ensemble des voix simultanées. C'est d'ailleurs au moment où l'exécution en diaphonie ou organum s'est introduite, vers le IXe siècle, que les nuances subtiles du rythme primitif, ont commencé à être oubliées et que s'est instauré un débit plus lourd, plus uniforme."(7)

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(6) "Le Chant Grégorien, musique de la parole sacrée" Edition L'Age d'Homme 1986 - Jacques VIRET
(7) Les mots soulignés l'ont été par Jacques VIRET

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Pour clore ce paragraphe citons le Chanoine Jeanneteau qui, lors de sa conférence du 18 Octobre 1985 à Nantes, évoquait, dans une formule bien à lui, la perte du vrai rythme grégorien au cours des siècles qui ont précédé la restauration de Solesmes, et cela en ces termes : "On est passé à la métrique en pendant un rythme, celui du mot latin."

5 // L'enseignement et ses exigences

Pour compléter l'enseignement donné au cours des répétitions, il fallait mettre par écrit toute la technique du Chant Grégorien dans un ouvrage qui serait comme le bréviaire du grégorianiste.(8)

Ceci a été réalisé en 1997 avec la parution aux Editions C.L.D. (9) du Précis de Chant Grégorien "Le Chant Grégorien redécouvert" conçu pour être à la portée des chefs de choeur et des grégorianistes. Son contenu a été largement inspiré de l'enseignement du Chanoine Jeanneteau.

Nous constatons que les acheteurs de ce précis viennent non seulement des monastères, mais aussi, et de plus en plus, des chorales grégoriennes anciennes ou nouvelles, ou même paroissiales, qui reprennent le Grégorien. Leurs membres, en effet, ne peuvent se libérer qu'une fois par semaine durant une heure et demie ou deux heures, et, pour ceux qui font de la polyphonie ou des chants de paroisse, le temps est encore raccourci. Mais il faut quand même leur fournir un enseignement solide et assez complet, ce qu'ils trouveront dans cet ouvrage. Notre souci de bien nous faire comprendre, dans une pédagogie attrayante, nous a amené à présenter des chapitres courts et de nombreux croquis avec quelques tableaux. Celui des neumes en particulier connaît un vrai succès, bien qu'il soit obligatoirement un peu schématique. Il paraît qu'on le retrouve parfois dans le Graduel de grands solistes !... Le tableau des modes de l'octoéchos vient d'être remanié.

De toutes façons les stages de formation et les entretiens personnels avec le chef de choeur, sont faits pour ceux qui veulent aller plus loin. Et c'est ce qui se passe. On a alors la bonne surprise, de temps à autre, de constater que cet enseignement a décidé tel ou tel à créer un choeur grégorien, ou encore à inclure le Grégorien dans le répertoire de la Paroisse. Autre preuve de son efficacité.
Pour réussir, le chef de choeur doit posséder sa musique à un niveau supérieur afin de bien la maîtriser. S'il reste au niveau du déchiffrage, au "note à note", il ne pourra jamais donner au Grégorien sa vraie dimension liturgique et musicale.

Certains esprits critiques - ce sont toujours les mêmes, et on les écoute beaucoup trop - diront : "Le Chant Grégorien n'est acceptable en paroisse que s'il est très bien chanté." Certes il y a du vrai dans cette critique car le chant liturgique doit avoir la qualité qui convient au caractère sacré de sa fonction. Mais, d'abord, pour les chants de l'Ordinaire, Kyrie, Gloria, etc... la question ne se pose pas, car le répertoire courant est à la portée des assemblées qui sont ravies d'y participer, et, ensuite, cette critique vaut- pareillement pour l'exécution des autres chants, à l'unisson ou polyphoniques, qui sont souvent criés et donnés sans nuances. N'importe quelle musique a ses exigences. Il faut s'y plier si on veut des résultats corrects. Et, ici, la capacité et l'enthousiasme du chef de choeur sont une condition certaine de réussite, et même indispensable.

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(8) Le mot est peut-être un peu fort et peut paraître prétentieux. Mais, en l'adoptant, nous voulons faire comprendre que cet ouvrage est un recueil auquel on peut se référer pour préciser ses connaissances.

(9) J'ai réalisé cet ouvrage avec la collaboration de Messieurs Denis CROUAN, Etienne ROULLET et Roger MARTIN (Editions C.L.O, Chambray-lès-Tours - 37172 - Tél. 02.47.28.20.68 ). Il comporte quelques lacunes dont on s'aperçoit à l'usage et qui nous ont été signalées par des lecteurs bienveillants que nous remercions. Nous y remédierons en cas de réédition.

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Pour notre part nous constatons que l'enseignement que nous donnons au choeur, et ailleurs, est bien perçu par nos interlocuteurs. Il est à base de bon sens et sa logique facilite la compréhension des diverses notions que la pratique corrobore pour donner au chant la précision qui convient.
Certes les chorales paroissiales, et autres, n'auront jamais l'assurance des moines ou des religieux qui utilisent journellement le latin, mais, et nos enregistrements du Choeur Grégorien de Nantes en témoignent, leur maîtrise du Grégorien et de sa rythmique est tout à fait honorable compte tenu du temps passé en répétition hebdomadaire de 90 minutes. Ceci ne doit pas nous faire croire meilleurs que les autres, car on a toujours des progrès à faire. De toutes façons, si l'enregistrement fait ressortir des qualités, ce à quoi il faut s'attacher en premier, l'oreille attentive des auditeurs saura bien reconnaître les lacunes. Pourtant certaines chorales, qui pratiquent aussi la polyphonie, et que nous connaissons, arrivent à de bons résultats. Cela dépend de la capacité du chef de choeur à comprendre la rythmique grégorienne et à la "faire passer" à ses chanteurs.

6 // Les travaux de Solesmes :

Certains critiquent les travaux entrepris par Solesmes depuis plus de quarante ans. En réalité ils sont peu nombreux et leurs arguments sont bien faibles en face de l'unanimité des sphères musicales de toutes tendances qui reconnaissent la valeur réelle du travail scientifique accompli par les moines de Solesmes.

Le bref aperçu historique ci-après en décrit un parcours sans faute.

La restauration liturgique entreprise par Dom Guéranger à Solesmes en 1840 s'est concrétisée dans celle du Chant Grégorien avec, au départ, les travaux de Dom Joseph Pothier (10) très attaché au "rythme oratoire". Ensuite Dom André Mocquereau réalisera le regroupement de nombreux manuscrits dans l'atelier de Paléographie de Solesmes, travail très scientifique, spécialement avec la publication de son ouvrage "Le nombre musical". Son successeur, Dom Joseph Gajard mettra l'accent sur l'interprétation, témoins ses enregistrements sur disque dont le succès fut immense et demeure encore actuel. Enfin Dom Jean Claire reprendra à la base tout le processus de la rythmique verbale grégorienne et Dom Eugène Cardine lui apportera une aide importante en définissant, enfin..., le rôle précis de chaque signe neumatique. Le Chanoine Jean Jeanneteau contribuera aussi à ces avancées techniques et spécialement dans la rythmique et la modalité. Dom Daniel Saulnier, l'actuel directeur de l'atelier de Paléographie de Solesmes, continue dans cette voix et spécialement dans le domaine de la modalité.

Que les grégorianistes de tous bords se réjouissent de ce travail persévérant de Solesmes depuis Dom Guéranger ! Tâche toujours à parfaire car une connaissance scientifique n'est jamais figée, elle évolue toujours. C'est ainsi que la Sémiologie, science relativement récente, a le mérite de s'appuyer sur des documents authentiques très révélateurs. Cette science n'a rien de subjectif comme certains le prétendent. Ces signes tracés au Ville et IXe siècles nous auront fourni des renseignements précieux sur les habitudes verbales des compositeurs, et ils auront ainsi aidé d'une façon objective à retrouver le climat de la composition du haut Moyen Age. Et, remarque d'importance, il a été prouvé que la sémiologie ne s'est jamais trouvée en contradiction avec la musique. Au contraire, elle l'a complétée, même au plan modal.

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(10) Son livre "Les mélodies grégoriennes" est paru en 1879. Réédité en 1980 (Stock) avec préface de Jacques Chailley.

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Il faut s'ouvrir à l'objectivité du fait grégorien révélé par les manuscrits. Ce n'est pas nous qui détenons la vérité sur la composition grégorienne que nous jugeons trop facilement selon nos critères. Nous devons la chercher dans les écrits même des compositeurs et nous placer dans le contexte de leur époque. Une autre attitude conduirait à l'impasse.

Personnellement j'ai beaucoup travaillé le Grégorien sous tous ses aspects à Solesmes avec Dom Jean Claire et aussi avec le Chanoine Jeanneteau. Mais c'est peut- être à la lumière de la Sémiologie de Dom Cardine que le "déclic" le plus décisif s'est produit en moi pour la compréhension de la symbiose mélodico-verbale du Grégorien.

On ne peut plus ignorer la Sémiologie grégorienne. Et je me permets de dire avec force et enthousiasme à tous les grégorianistes, même si les méthodes diffèrent un peu, ce qui n'est pas un obstacle à l'unité :
"Prenez la peine d'étudier à fond la Sémiologie : ce n'est pas si difficile ! Et vous constaterez vite la sûreté convaincante de l'analyse de Dom Cardine en cette matière. "Cela vous libérera", comme je l'ai été moi-même, pour chanter le Grégorien en sa rythmique vraie."

7 // En guise de conclusion :

On a pu remarquer la qualité des enregistrements des Abbayes de Fontgombault et d'Argentan, l'équilibre de leur rythmique et la sûreté de leur interprétation, deux Abbayes dont les méthode d'ensei- gnement du Grégorien diffèrent un peu de celle de Solesmes.

Pourtant les enregistrements de ces deux Abbayes peuvent supporter la comparaison avec les meilleurs disques de Solesmes où la rythmique verbale et le phrasé sont particulièrement bien maîtrisés.

Pourquoi un résultat sensiblement identique dans l'un et l'autre cas, alors que les méthodes diffèrent ?

La réponse est toute simple :

Quand la rythmique du mot latin est respectée en son entier , se traduisant par la dynamique de l'accent et du courant d'accentuation qui anime le phrasé, quand tout cela est bien conduit, toutes les "théories" sont balayées d'un seul coup par cette dynamique qui emporte tout sur son passage. C'est aussi simple que cela ! Et les parties mélismatiques conservent ce souffle dans une souplesse due à l'habitude du rythme verbal, comme le prouvent les signes neumatiques des mélismes qui sont exactement les mêmes que pour le style verbal. Si les compositeurs avaient voulu une interprétation différente, ils auraient inscrit des signes différents.

Quand on "possède" bien son répertoire, on ne se concentre plus sur les notes, on se laisse emporter par la dynamique générale, ce qui n'empêche pas la précision des détails qui affinent l'interprétation. Ici la parfaite connaissance de la Sémiologie bien comprise, et non "primaire" qui "dessèche" l'interprétation, sera une aide efficace qui rappellera que le signe neumatique est la traduction de l'intention verbale du compositeur, et non pas le signe d'une durée mesurée dont il n'avait cure.

Les caractéristiques de la mélodie grégorienne sont étroitement liées au contexte historique du haut Moyen Age. Il ne faut donc pas l'interpréter en fonction de nos critères actuels.

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*** Témoignage :

Depuis plusieurs années cet aspect de la rythmique grégorienne me frappe, et j'ai pensé qu'il pouvait être utile de m'exprimer à ce sujet. Une expérience de vingt années de direction de choeur, vécue intensément, marque un homme, et ceux qui me connaissent savent à quel point il m'a été donné de vivre pleinement ces mélodies grégoriennes, avec mes amis du Choeur Grégorien de Nantes. Je dois cela à la formation reçue de Solesmes et du Chanoine Jeanneteau. Le lecteur voudra bien y voir surtout un témoignage personnel

Je suis d'ailleurs certain que ceux qui "vivent" le Grégorien dans son lyrisme spirituel auront les mêmes réactions que moi, même si des nuances peuvent être apportées à mes propos.

J'ai eu l'énorme avantage d'avoir été initié à la prière liturgique au sein d'une famille chrétienne dont les parents et les six enfants étaient "musiciens" dans l'âme : piano, orgue, chorale, etc... J'ai reçu par ailleurs une solide formation liturgique et musicale du Père Fabien, Maître de choeur à l'Abbaye de Timadeuc pendant les cinq années ( 1947 à 1952 ) passées à l'Abbaye . Je dois aussi beaucoup à la bonté et à la disponibilité de Dom Jean Claire et aussi de Dom Cardine lui-même. Et je ne peux oublier le Chanoine Jeanneteau qui a été pour moi un vrai Maître, toujours ouvert à mes nombreuses questions auxquelles il répondait inlassablement. Et, évidemment, je dois aussi faire état de la patience exemplaire de mon épouse qui m'a toujours soutenu dans ce parcours accaparant mais si enthousiasmant.

Nous savons tous que, au contact de ces pièces grégoriennes que l'on entend, que l'on chante ou que l'on étudie, l'Esprit-Saint agit en nous, tout en respectant notre propre personnalité et nos choix.

A un moment où le renouveau de la pratique du Chant Grégorien se fait jour un peu partout, et où le Clergé a pris conscience de la nécessité de sa réintégration dans nos liturgies, il faut s'unir pour louer Dieu dans la paix même si nos parcours "techniques" diffèrent un peu. Car le peuple chrétien attend maintenant des clercs et des laïcs une réelle remise en valeur de notre liturgie chantée. Ensemble répondons : nous voici !

Laissons plutôt les notes à leur place...

Chantons en vérité le texte sacré afin qu'en toutes choses Dieu soit glorifié.

"Cantemus Domino" (Canticum, Ex. 15.1) - Chantons pour le Seigneur !

Maurice Tillie – Mars 2001

N.B. Un tableau pédagogique intitulé « Deux millénaires de musique sacrée en Occident » a été réalisée, donnant schématiquement l’évolution de la tradition Grégorienne depuis l’an 313 en passant par la tradition « neumatique » en 850, la « musique de progrès » en 1845, et la restauration par Solesmes au vingtième siècle. Il ne peut pas être transcrit sur Internet, mais il sera envoyé avec le texte que vous aurez commandé à l’A.G.N. A bientôt !